En dialogue avec Armel Guerne (Eugène Van Itterbeek)

En dialogue avec Armel Guerne (Eugène Van Itterbeek) thomas

Les poètes vont seuls
Où tous les autres ne vont pas.

Dès le premier poème du recueil, publié en 1957, et réédité en 2005, dont les poèmes, avez-vous avoué, ont tous été écrits, avec "la permission du langage", depuis 1946, vous me prenez à la gorge. Ils sont contemporains, pour ainsi dire, du Précis de décomposition de Cioran, qui date de 1949. C'est avec lui que vous allez échanger une longue correspondance.

Je me permets de vous adresser directement la parole, parce que les poèmes m'y invitent par leur style ouvert, m'interpellent en quelque sorte. Ils sont très affirmatifs. En témoignent les multiples points d'exclamation. De ce point de vue-là ce sont des réponses. Et pourtant je les questionne. Considérez mes questions comme autant de réponses. C'est une nouvelle correspondance qui va se mettre en marche, au-delà de la mort. Je veux donc descendre du piédestal de la critique pour pouvoir m'interroger moi-même, parce qu'en fait il s'agit moins chez vous de littérature que de la vie. Vos poèmes sont des réponses à la vie. C'est en votre compagnie que je vais également interroger la vie. Allons voir où tout cela va nous mener.

Dès le premier poème, donc, je crois lire que vous êtes malheureux, sans lieu, sans saison, sans raison sauf celle de l'âme qui vous échappe, "insaisissable", dites-vous, mais tirant "sur nous / Comme une voile au vent des visions !" Je personnalise maintenant votre déclaration, puisqu'on se parle, mais ce que vous affirmez vaut pour nous tous. Vous écrivez d'ailleurs "nous", parlant de l'âme. Ce sont donc les visions qui nous sauvent, si je comprends bien, ou plutôt l'âme, l'esprit, le vent de l'évangile de la Pentecôte. Il fallut du courage pour dire cela à l'époque où l'auteur de la Nausée proclama que "l'enfer, c'est les autres" et où Cioran renonça aux dernières de ses illusions. Mais vous avez survécu à la guerre en combattant.

Dans le poème suivant il n'est plus question du moi ou de vous, mais du monstre qui "respire encore au fond de cette humanité". C'est cela la raison de votre malheur: "l'amour arrêté", "le miroir éteint". La guerre n'est pas morte, la haine continue à vivre sous les décombres : "Il y a trop d'ossements sous le ciel / De cette terre où nous allons coucher". C'est dans le poème "puisque" de la II-ième Partie du recueil, intitulée "Temps dernier" que vous parlez de nouveau de vous-même. Les poèmes précédents sont des exhortations à la vie, où vous invoquez l'aigle, les chevaux, tous des animaux forts, dans cette lutte entre la mort et la vie, entre le désastre et les forces vives du printemps. Mais dans "Puisque" vous êtes saisi par une angoisse presque fatale, là où vous vous sentez abandonné "dans ce miroir / Qui plus jamais n'échappera aux mains de la colère", puisque, dites-vous, "les ailes du malheur se sont ensanglantées sur moi". La mort rôde partout, le "temps qu'il nous est donné / de vivre est toujours le dernier / Et le seul". Votre malheur, c'est celui de l'humanité, d'être "seul dans mon amour" et par conséquent de vous sentir abandonné par Dieu, parce que c'est à Celui-ci que s'adresse le poème. Votre malheur, votre solitude, est donc purement spirituelle, à la fois personnelle et universelle. Il s'agit d'un malheur d'âme. Le désespoir risque d'être total, puisqu'il englobe l'humanité entière. Même Dieu y est impliqué.

Le sang est partout dans vos poèmes. Il a beaucoup de couleurs, de connotations, sombres, comme dans le poème "Oui", où vous l'associez au lait de la mort : "c'est le lait de la laideur / souillé de sang dans sa mamelle d'ombre" et plus loin : "Vous mâcherez sans fin son immonde caillot". C'est de malheur qu'il s'agit qui se nourrit à "cette nourriture infecte du mensonge".

Mais ailleurs vous parlez des "fêtes du sang", où vous vous adressez aux aigles : "Anges de la douceur qu'on voit penchés toujours / sur les fêtes du sang". Ce n'est pas sans cynisme que vous écrivez cela, mais, il est vrai, il y a une "douceur" qui se mêle au sang versé sous la patte du vainqueur. Dans le poème suivant immédiatement après vous parlez des "hautes agonies, météores du sang" et de nouveau vous y introduisez le sentiment de la douceur : "Sur ces yeux clos, quelle est la lèvre qui sourit ?" Ce sourire rare, c'est la lèvre de l'âme qui apparaît, si je lis bien, c'est celui du vaincu à l'œil crevé comme "la lumière insigne où meurent les oiseaux de la félicité". Cette idée vous permet-elle d'écrire, suivie d'un point d'interrogation pour en adoucir la cruauté :

Et sur le fil de sa douceur
Se déchirent les jours et la nuit
De mon âme. Mais iras-tu, de nuit
À la trop bien-aimée
Verser la liesse ténébreuse de ton sang ?

Tâchons d'avancer plus loin sur l'itinéraire de la métaphore du sang. Encore une fois, ce n'est pas le critique littéraire qui vous suit, mais l'ignorant compagnon de route. À l'époque où moi je vis, la guerre, la mort n'a plus rien à voir avec la vie. On va au combat pour gagner des sous, la mort c'est pour les survivants, pour les héritiers. Il est vrai, c'est toujours le sang qui coule, mais on s'en rend compte trop tard. La mort ne compte plus, tout comme la vie d'ailleurs.

C'est à ce point-là que la société de l'argent est parvenu. On meurt donc sans gloire, sans âme, mais on meurt. C'est pourquoi, cher Poète, il est si difficile de comprendre vos métaphores, parce que chez vous la mort ne meurt pas : "Ô mort, je serai ton poison." C'est pourquoi vous pouvez écrire : "Au sang profond du temps s'est ancré le poignard de ta douleur en robe d'épousée / Ophélie de la mer !" et dans le poème "Futur", clôturant le cycle III 'Bestiaire spirituel' :

Ce sang nouveau
Ce sang profond

et vous le terminez par : "Ce sang hurleur se dresse". La mort a un futur, c'est pourquoi vous mettez un "Et" final au poème qui n'est pas clos, qui continue…

"La liesse du sang", dites-vous, mais vous y insérez le mot "ténébreuse". Toutefois, le mot "liesse" y est. Au Moyen Âge on faisait aussi la distinction, théologique, entre les deux morts, la première et la seconde. Seule la seconde était fatale, sans appel, celle de l'âme. Chez vous la mort garde sa perspective, si elle est ancrée dans l'amour. L'amour débouche dans le surnaturel. Dans le poème "Fleuve" j'ai souligné le vers "Sainte immolée sous les couteaux rouges du temps". "C'est la vie", écrivez-vous encore : "Sainte éternelle enfance, un fleuve te salue." On croit y entendre la voix de Bernanos, de Péguy, de René Char aussi. C'est ce ton qui domine toute la deuxième moitié du recueil. Il n'y est plus question de sang, mais de vie, tout aussi profondément liée à la nature, vécue dans ses dimensions cosmiques, non déliées de référence spirituelles.

Ce qui me frappe chez vous, c'est la manière indissoluble de penser, de lier la vie au mouvement cosmique, comme dans le poème "Fleuve" et plus amplement encore dans le poème en prose "Avoir été", où, en face de la mer vous reliez l'aube au crépuscule, la falaise aux vagues, le ciel à la terre. Peut-on parler de mystique cosmique chez vous ? Le sentiment dominant c'est le mouvement, l'angoisse, la violence qui éclate même en plein silence. Cette nature, reflète-t-elle votre âme inquiète, insatiable, assoiffée de silence, de douceur ? "Rien d'immobile dans cette paix : tout crie. Des ailes incisives tranchent l'azur et les oiseaux, là-bas, ont des plongeons de pierres et des envols de papillons ivres" : tout est lié par une "fraternité trop immense". Et dans cette perpétuelle tourmente psychique et cosmique, vous trouvez les mots pour esquisser une morale de la pauvreté, du "sublime diadème de la pauvreté". Pris par la fièvre du monde, dans le combat intérieur, dans la tension du travail, que vous appelez votre "bataille", comme vous écrivez à Cioran le 31 octobre 1966, vous avouez : "Jamais je n'ai su aussi bien ce que c'était que d'être un poète, et que la poésie est parfaitement impossible." (Lettres de Guerne à Cioran, p. 170) L'écriture s'efface devant la vie. Et c'est là, dans le dépouillement de soi, que vous trouvez, dites-vous dans 'L'unique pauvreté', "l'énorme dimension de l'unité". Vous terminez le texte par cette étonnante conclusion : "Vous ne savez pas, vous non plus, combien plus de noyés que de navigateurs ont été admis à chanter les gloires silencieuses de l'eau". Chez vous ce sont les vaincus qui chantent. Je retiens encore un dernier vers, le premier du poème "Souffle dernier" : "Mais le grand rêve doux de l'âme qui respire". Je relie ce "rêve doux" à la "lèvre qui sourit" et qu'attendent les "yeux clos" du poème 'Chevaux II'. "Mais le cœur est plus lourd / Que la mort", écrivez-vous encore. Est-ce que la vie est plus dure que le dernier instant qui nous attend ?

Concluons par le mot que dans un contexte différent vous avez confié à Cioran dans la lettre d'octobre 1966, que "la poésie est impossible" et que vous aviez déjà prononcé dans le poème, "Hommes" du Temps des signes :

Mais qui dira le mot dernier
Si le verbe est perdu, si l'image
est souillée, si la nuque s'affaisse
Sous le bras tendu ?

Tout de même je voudrais revenir à Cioran, à une lettre que vous lui avez écrite le 2 septembre 1962, que vous commencez par la phrase : "Le spectacle du monde est d'une telle horreur que les plus vaillants s'y écœurent : c'est un fait", et puis vous vous plaignez de la solitude qui vous prend et de l'inanité de l'écriture même, le seul remède, le seul devoir de l'écrivain en face de ce spectacle, lui aussi tout à fait vain : "C'est justement parce qu'il n'y a personne, absolument personne qui ne puisse rien faire que non plus ou moins mourir, et seulement mourir, lorsqu'on y regarde de près que la solitude est si affreuse, si épuisante" et vous terminez : "On ne peut écrire que sur l'avenir, et il n'y en a pas". C'est le silence même de Dieu.