Factum est (Armel Guerne)

Factum est (Armel Guerne) thomas

Ce texte, inédit à ce jour (11 janvier 2003), devait s'insérer dans Les Jours de l'Apocalypse (voir lettre au père Nesmy du 20 février 1967 : « Je comptais, de mon côté, supprimer purement et simplement la prose de III, "Factus est" […]. Personnellement, je n'aime pas cette prose (Factus est) qui a pris un ton moins ample que les autres et qui ne me paraît pas indispensable »). Au sujet de Factus est, voir aussi la lettre au même du 20 juin 1967. Guerne y rétablit l'orthographe véritable qui est Factum est, erreur corrigée de sa main dans le titre du tapuscrit, mais oubliée à la dernière ligne.

 

Il est peut-être là, ce singulier retard qui nous force à courir pour rattraper un temps que nous perdons de plus en plus, qui nous échappe dans sa hâte à se concrétiser, dans sa précipitation en fait, – l'avenir n'étant plus pour nous une chair historique depuis qu'il n'est plus vocation, appel – il est peut-être là, dans cette confusion atroce que nous avons faite entre la liberté et le salut ; dans cette parodie infernale du salut, à laquelle nous nous sommes livrés au nom de la liberté. Cette liberté qui a cessé, d'un coup, d'être la nôtre pour devenir celle des forces anonymes et brutales, depuis longtemps arc-boutées contre la faible digue de conscience qui nous en séparait : les légions pour lesquelles la réalité que nous avons réalisée représente le ciel ; et tous les vides que nous laissons en nous, au lieu d'y être, un paradis ! L'urgence même qui nous presse, sa vérité immense est que, dès à présent, elle pourrait s'être dépassée à force de se devancer, au point que plus jamais ici-bas elle ne sera rejointe. Tels des rats qui se multiplient étrangement avant une catastrophe qu'aucun ne prévoyait, mais dont la race seule, en dehors des individus, avait le sûr pressentiment : ainsi l'humanité, soudain, se multiplie désespérément dans ses progénitures et se met étrangement à surpeupler la terre qui ne lui donne plus assez à boire, ni assez à manger ; une terre qui s'épuise soudain par l'abus de ses nouvelles populations voraces et sans amour. Comme si la race, au niveau de sa viande, cherchait aveuglément à se sauver quand les individus, au niveau de leur cœur et dans l'abêtissement de leur esprit, n'ont cure de leur salut.

Or, tout est beaucoup plus urgent encore qu'il n'y paraît, parce que tout est fini où la réalité commence ; et le temps que nous y avons, ce présent que nous y recevons et que nous ne savons plus retenir, qui est déjà passé quand nous le regardons (obsédés par « l'actualité » qui nous tire obstinément du côté des « faits ») est véritablement un temps mort, accompli, inutilisable ailleurs que sur les inertes registres de l'histoire ou de l'information, laquelle ne nous arrive et ne nous renseigne jamais que par derrière, aussi rapide que soit la dépêche. Le temps vivant, le temps vrai, celui où s'accomplit la chimie spirituelle de toutes choses selon leur vérité entière, devance et commande la précipitation qui les solidifie et qui les cristallise au sein de notre épaisseur, qui les y fixe et les laisse fixées. La religion du « fait » (déjà fait quand il nous arrive, et qui n'a plus qu'à se défaire) c'est la religion de la mort ; et elle couvre la terre à présent. Quel est celui qui la dénonce dans son instinct ? Qui la renonce dans son cœur ?

Un peintre peut sans doute chercher à remonter dans la lumière vers les sources du feu, à la saisir dans sa réalité même, avant cette « réalité » qui naît de sa seule réfraction et qui ne mène à rien, ayant son commencement et sa fin au point d'impact de la Chute. Le musicien devrait aussi ausculter le silence et nous le rendre harmonieux, bienfaisant, dangereux, puissant comme il peut l'être, car les hommes l'ont empoisonné, tué dans leurs oreilles qui ne commencent « réellement » à entendre que le bruit, finissant d'écouter où il cesse. Le poète peut encore aujourd'hui (mais pour combien de temps, quand les langues se meurent ?) chercher à pénétrer l'intelligence du langage pour éveiller la sienne, entendre ce que dit le mystère du Verbe et de ses trois personnes dans sa vérité. Mais ces hommes qui sont seuls, on peut en être sûr, ne se réclameront pas de leur solitude aux yeux des autres, de tous les autres qui se réclament de leur nombre ! Ils auront néanmoins été tous trois chercher la réalité en passant par le ciel, voilà ce qu'il faut dire ; et chacun d'eux aura été, dans cette solitude, le seul présent au présent de son temps, parfaitement et douloureusement comblé dans son génie. Comprendre ou savoir : tout est là. L'artiste ne sait pas : il aime.

Le saint, lui, dans son parfait amour, cherche la loi à laquelle obéir ; il trouve la joie par-dessus toutes joies : la vie au vif. Par contre, le savant ne cherche que des lois auxquelles commander ; et tous s'en félicitent parce que dès qu'il les a trouvées, n'importe qui, à sa place, peut appuyer sur le bouton. Rien à dire à cela, sinon qu'il faut qu'une civilisation en arrive au terme de sa déchéance pour abandonner aussi délibérément la connaissance au profit des savoirs, infiniment plus démonstratifs puisqu'ils se traduisent aussitôt en savoir-faire, particulièrement savants dans les domaines fastueux de la mort, où nous pouvons déjà les voir d'une efficacité si grandiose qu'on n'ose même plus en envisager l'expérience. Naguère on s'en servait pour faire la guerre, hélas ! Demain on fera la guerre pour s'en servir. Est-ce assez simple ? Personne ne vit aujourd'hui sans multiplier en soi, autour de soi, devant et derrière, dessus et dessous, toute une foule cohérente de mensonges inavouables et de complicités inavouées, rien que pour parvenir à n'y pas penser. Tout ce travail énorme, cette besogne de tous les instants, alors qu'il serait si facile, au contraire, de penser justement à la chose exemplaire ! Ce n'est pas la réalité humaine : c'est la Face de Dieu qu'il est impossible à un vivant de contempler en face ! La réalité n'existe que pour cela, au contraire ; et quel que soit le nombre de ses masques, nous sommes là, nous, pour la dévisager. Celui qui la quitte des yeux est déjà mort ; et celui qui prétend s'en distraire est plus que mort : il est damné.

Ce monde noir, monstrueux, menaçant, ce possédé dans sa possession auquel il ne reste, visiblement, plus qu'une guerre ultime à faire, universelle enfin, et qui sera faite au nom de la paix pour le ravage des continents, dans une apothéose du mensonge qui deviendra la vérité par-dessus lui ; ce monde moderne qui a répandu le sang et le feu comme jamais les pires barbaries ne l'avaient fait, utilisant au surplus les rares intermittences pour oublier ses horreurs avec une froide promptitude qui glacerait même la mort : ce monde et son humanité, qui les maudira ? Ils sont là pour nous apprendre qui nous sommes et où nous en sommes. Bénis soient-ils ! Car ceux qui ont les yeux sur ce spectacle et qui en sont séduits, tant pis pour eux : ils iront avec ce qui leur ressemble. Reconnaître sa lâcheté est souvent d'un courage plus grand que le courage lui-même ; – mais quoi de plus facile ? L'âme la plus endormie se réveille merveilleusement aussitôt qu'on l'appelle ; et il n'y a personne au monde, quoi qu'il puisse dire ou faire, qui se plaise vraiment dans sa veulerie. On est mieux dans l'honnêteté.

Telle est la réalité humaine et telles sont les pentes de la grâce : c'est au-dedans de soi qu'on a le plus besoin, et donc véritablement envie de se dépasser ou de se rejoindre ; celui qui projette au-dehors et attend du dehors sa réussite ou son bonheur, surtout s'il y réussit, se prend à un simulacre dont il ne ressentira jamais, au fond de soi, que l'écœurante fadeur : une déception proprement diabolique parce qu'elle est inavouable, parce qu'il est toujours trop tard pour l'admettre et qu'il y a déjà beaucoup trop de choses habituelles auxquelles il faudrait renoncer. On ne peut plus. Et pourtant, oui, pourtant, de même que le mensonge engendre naturellement le mensonge et le multiplie à l'infini pour se soutenir, le plus timide, le plus hésitant premier mouvement de sincérité élargit surnaturellement l'ouverture à la vérité et mobilise derrière elle, avec elle et pour elle, toutes les forces et tous les héroïsmes d'une humanité retrouvée, inentamable dans son pouvoir et miraculeusement inentamée dans sa simplicité naturelle. Il n'est que d'essayer. C'est incroyable ce que le pas d'un homme peut changer et s'affermir, quand pourtant il croyait savoir si bien marcher auparavant, dès l'instant qu'il sait, non pas où aller, mais seulement qu'il s'était trompé de chemin. Mais attention ! il faut marcher : cela n'arrive pas aux gens qui se déplacent en voiture. L'automobile, par définition, ne s'arrête pas quand il faut ; si elle ne continue pas tout bonnement sa route pour garder la moyenne, le temps de freiner, elle est déjà trop loin. Ainsi les intellectuels, qui ne réfléchissent qu'en se faisant véhiculer leurs pensées ! L'expérience est un or qui n'a cours qu'à l'intérieur de la peau, où habitent de grands mystères, sous les arches de la méditation. Et ne venez pas dire que les machines nous trompent ! Il n'y a pas de mécanique capable de mentir ; il n'y a que nous, qui les servons dans notre idolâtrie et qui abdiquons devant elles, parce que ce sont elles qui nous servent le mieux à nous mentir à nous-mêmes. Tout est là. Ce n'est pas la manifestation d'une mauvaise conscience qui multiplie les « prodiges » de la technique, non ! c'est la recherche forcenée d'un mauvais alibi, qui ne nous convainc pourtant pas nous-mêmes ; qui ne peut donc convaincre notre juge que de notre culpabilité.

Il est quand même plus simple d'ouvrir les yeux sur le simple miracle de la vie que nous portons en nous, d'entrer dans son mystère, que de chercher à tout prix à le fuir dans l'émerveillement compliqué de sa sinistre parodie. L'homme a suffisamment et assez diversement vécu pour qu'on sache bien qu'il n'y a pas un atome dans la création, dont il puisse se dire le créateur. Quel que puisse être son génie, il n'est jamais l'inventeur que de ce qui est : celui qui va au-devant et qui découvre ce qu'il y avait là. Tout dépend donc de ce qu'il cherche ; et c'est pourquoi notre honte est si grande ! Et c'est pourquoi nous tenons tant à nous la camoufler. N'importe quoi vaut mieux, les espoirs imbéciles ou le désespoir plus imbécile encore, n'importe quoi, plutôt que l'aveu pur et simple de ce sentiment-là, parfaitement universel, et la reconnaissance vivifiante, rafraîchissante, véritable, de la faillite que nous sommes en train de parachever dans son désastre, quand Adam n'avait pu que la commencer, pour nous rendre enfin à ce que nous sommes essentiellement.

Avoir honte de cette honte-là, de nos jours, et refuser à cause d'elle l'évidence libératrice et son éblouissante approche, c'est aussi bête que d'avoir honte de sa mort, – s'il a jamais été permis à un humain d'être assez orgueilleux pour se faire ce sentiment-là ! s'il a jamais été possible à un orgueilleux de se mentir à ce point pour essayer d'échapper à sa peur.

La peur, mais oui, la peur, celle que nous mangeons avec notre pain de chaque jour ; la peur, qui est à présent dans nos chairs épaissies cet aiguillon de l'âme que la crainte de Dieu, il n'y a pas très longtemps, suffisait encore à aiguiser. « No pro mundo rogo ! » Ce n'est pas pour le monde que je prie, a annoncé le Verbe : et lorsque nous osons répéter avec Lui les paroles de Sa Parole en demandant à Dieu que Son règne arrive et que Sa volonté soit faite sur la terre, c'est à l'heure de l'Accomplissement que chacun de ceux qui se sont risqués à les dire, ces paroles absolues, doit répondre du sérieux de ses lèvres et du vrai de son cœur : quand il ne restera ni cendre ni poussière de cette malheureuse réalité terrestre dont nous faisons absurdement tant de cas, alors même que nous sommes déjà de taille nous-mêmes à en faire éclater la coquille !

L'heure divine dont il est tellement impossible de ne pas savoir qu'elle est venue sur nous, est à présent tellement proche, depuis le temps qu'elle avance avec le temps, tellement avancée, et son unique perspective est si formidablement ouverte où toutes autres sont fermées, qu'on devrait en fondre de joie, en se voyant, dans l'Oméga, les frères mêmes des saints apôtres de l'Alpha ! C'est dans le comble triomphal de la Rome païenne, en effet, au comble surévident de son impériale puissance, tout entouré de ses gendarmeries et recherché déjà par ses polices que, dans son nid de pauvreté, le Christ, par l'humble extrémité de la naissance humaine, a choisi d'apparaître pour tout changer. Pour tout sauver. Et maintenant, il ne nous reste plus beaucoup à attendre pour que le monde triomphal ait mis décidément le comble à son triomphe : tout va décidément assez vite pour cela. A peine a-t-on peut-être encore le temps de se demander sérieusement, en voyant cette fois avec les yeux de la raison que le temps ne va pas plus loin, si oui ou non notre foi en est une, ou si nous ne pensions pas doucettement que Dieu finirait bien par se contenter de ce que nous croyions croire, au lieu de croire absolument.

C'est le moment.

Le combat de la fin du monde est une bataille, comme la foi, qui réclame des hommes entiers. C'est aussi sur des hommes entiers que s'étend le règne de Dieu, entièrement, depuis toujours. Ceux qui veulent se retailler une image d'eux-mêmes plus conforme à leurs idées, très bien pour eux tant qu'ils peuvent s'y tenir ; mais après, ils vont quand même se rejoindre dans leurs rognures…

Et factum est.